Revue SOINS CADRES N° 142, mars 2023.
Questions de Soin, le soin et le management
Jean-François Gomez,
auteur du social, nous gratifie d'un nouveau livre publié aux éditions Libres
et solidaires : « Délivrez-nous du
management ![1] ».
Un ouvrage qui fait la part belle aux questions de l'aide et du soin, à leur
gestion, aux contradictions qui parsèment les nouvelles théories du management.
Après avoir géré plusieurs établissements médicaux sociaux et un passage à
L’EHESP (Ecole de la Santé Publique),
Gomez a complété son cursus d'éducateur spécialisé par un diplôme de
rééducateur en psychomotricité et par un doctorat en sciences humaines. Fidèle
aux initiateurs de la psychothérapie institutionnelle des Dr Oury et
Tosquelles, aux créateurs du champ social, et éducatifs Deligny, Freinet, il
n'a cessé de mettre le cap sur la dimension sociale et humaine du soin, dont on
sait aujourd'hui la fragilité. Son livre, un évènement dans le secteur, valait
que Patrick Macquaire, éducateur, ethnologue, ancien directeur d’un centre
social et d’une structure par l’économique, lui pose quelques questions :
Patrick Macquaire
JF Gomez, pourrais- tu nous parler de la
démarche qui t’a conduit à présenter aujourd’hui ce livre au titre polémique. Le
management, s'est imposé comme " la norme dominant les pratiques dans tous
les domaines de l'organisation sociale" écris-tu. La dernière
pandémie a révélé dans les hôpitaux des limites que peu
d'usagers percevaient, une crise sociétale d'envergure, des difficultés où la
question du soin et de l'aide impacte notre société toute entière. Est-ce là
qu’a pris forme ta réflexion ?
Jean François Gomez
Ma réflexion a commencé bien
avant ce livre, à travers mes expériences de gestion du social, d’abord vécue
du côté de l’exécutant que j’étais, puis comme directeur gestionnaire ;
il continue aujourd’hui par mon rôle de
formateur occasionnel et de chercheur indépendant. Avant cela j’avais publié un
autre ouvrage qui pourtant n’est pas le premier sur le sujet, lequel fait
l’éloge de ceux que je désigne comme les « transparents », une
métaphore de René Char. J’y mets en avant le travail exceptionnel de gens
connus et moins connus, qui souvent malgré les institutions, a su rester
exemplaire. Cet ouvrage Le gai savoir des
éducateurs, éloge des transparents[2], est
sorti malheureusement en pleine période de Covid et sa parution est restée
discrète. J’y rassemble des chroniques et récits concernant des actions exceptionnelles.
Certains de ces éducateurs-terme pris ici au sens le plus large-, sont connus,
d’autres non. Je montre, devant des intervenants très inventifs un attachement
historique à la démocratie, un sentiment impeccable de dignité, une lutte
souvent radicale avec les instances et les pouvoirs en place pour défendre leurs
valeurs, faire avancer les choses. Par là, je m’inscris en faux avec une certaine
littérature sociologique concernant ces métiers du soin et du lien qui n’a su
que fort rarement jusque là, s’approcher des réalités vécues, comprendre les
questions éthiques posées par ces métiers très concrets. Un certain nombre de
chercheurs comme François Dubet, s’y sont cassé le nez[3]. Nous
sommes loin de ce temps où un psychiatre comme Roger Gentis, dans ses pamphlets
La psychiatrie doit être faite défaite
par tous ou les murs de l’asile, écrivait
qu’il arrivait que les vieux infirmiers avec leur expérience, fassent des
diagnostics qui pouvaient être plus exacts que ceux des médecins !
PM
Mais ton livre actuel ? Il semble que tu y
élargis la vision que tu portais sur le monde des éducateurs à ce que tu
appelles « les métiers de l’humain »pour reprendre une réflexion de la
chercheuse suisse Mireille Cifali. Il ne s’agit plus de parler aux éducateurs
ou de parler des éducateurs, et c’est à mon avis bien plus intéressant !
JFG
J’y arrive ! Il était
logique que dans la suite de ce travail, je parle du contexte institutionnel de
toutes ces expériences que je viens d’évoquer. Pour aller vite, je dirai que
jusqu’aux années quatre vingt, celles-ci étaient soutenues et comprises par des
gestionnaires associatifs qui savaient développer une gestion compréhensive.
Beaucoup parmi eux avaient une connaissance du terrain. Puis le management est
arrivé, imposant des approches générales dictées en haut lieu. Le management a
cette particularité d’accorder de moins en moins d’importance à l’histoire, je
crois même qu’il la hait ou l’évite comme le montrent les études sur le care. Il est complètement façonné par
une morale Kantienne à caractère universel. Mais un projet d’unification se
cache derrière le concept d’universalité. Ses véritables objectifs sont
rarement annoncés, pourtant il insiste toujours sur l’importance d’introduire -où
qu’il se trouve- du changement. De plus, comme j’essaye de le montrer à travers
quelques anecdotes significatives, il attend une obéissance aveugle. Günter
Anders, fils d’un grand psychologue et auteur du livre L’obsolescence l’homme[4]
montre cela dans ses écrits, cette insistance de l’institution néolibérale à
demander une fidélité aveugle à ses ressortissants. Günters Anders est un
pessimiste, c’est même un tragique. Comme Walter Benjamin que je cite à
plusieurs reprises, il pensait qu’une part de nos échecs provient de notre
incapacité à faire un véritable diagnostic de notre époque, qui derrière un
humanisme impénitent (celui de son père le
psychologue humaniste William Stern) s’affronte à un démantèlement préparé de
longue date en matière de formation et d’organisation des métiers. Le leitmotiv
est le changement et l’on peut s’étonner qu’il soit si vite repris par bien des
professionnels comme un fondement de l’éthique. Comme si le changement, en tant
que tel était vertueux ! Ainsi, le management moderne allié de l’ultra libéralisme ne
saurait souhaiter des infirmiers ou des éducateurs trop autonomes et d’ailleurs
trop savants. Comme je l’ai entendu de la part d’un formateur es qualité, il ne
s’agit pas de former des gens à l’excellence, car cela couterait trop
cher ! Dans ce sens, les démarches de transmission, celle des tours de mains-expression que j’aime
beaucoup et qui évoque des savoirs qui ne se disent pas- à l’intérieur d’un
établissement, ou même ce que j’appelle le processus de formation (qui va
parfois jusqu’à être un processus d’initiation)
ne sont pas son affaire.
P. M
Le terme même de management appliqué
au secteur médicosocial et à celui de la santé porte le soupçon de l'intérêt
privé. On l'a vu avec l'affaire récente des établissements ORPEA en proie à la
recherche du profit. On est tenté de voir là des dérives d'une autre époque,
des liens incestueux, une logique public-privé pervertie au dernier degré : le
soin, l'aide, devenus des marchandises.
JFG
En effet, je crains moi
aussi que L’affaire des EPADH gérés par la société ORPEA, telle que dénoncée
par journaliste Victor Castaner et son enquête minutieuse[5]
n’empêche la logique des partenariats public-privés qui se sont mis en place
principalement dans le secteur hospitalier. Beaucoup de choses ont été dites ou
écrites sur cette question qui, non seulement dénonce des logiques de
rentabilité instaurée sans égard pour les patients ou usagers, mais aussi le
travail de contrôle des établissements par les ARS (Agences Régionales de
Santé). Le principe de ces partenariats a été dénoncé par la Cour des Comptes plusieurs
fois sans provoquer de véritables réactions au niveau des pouvoirs publics.
Plus encore, j’ai moi-même évoqué ces problèmes dans un article publié après le
déclanchement de l’affaire mais rédigé quelques mois avant[6].J’y
évoque des initiatives prises par des groupes de directeurs concernant la
formation des personnels. Le raisonnement était le suivant : puisque l’on
ne trouve plus de personnel, faisons des « formations maison » qui
s’adressent à des chômeurs à qui l’on
proposera pour les attirer un contrat à durée déterminée (sic) à la fin de la
formation. Ces formations elles mêmes étaient d’aussi courte durée que les
contrats proposées, soit de quelques semaines à quelques mois.
Je ne souscris pas à ces
pratiques sans tiers où des gestionnaires (d’ailleurs fort bien payés) formeraient
du personnel « à sa main ». Elles me font penser à ce curé des années
soixante et dix, dans l’Hérault, qui dirigeait son personnel tout au long de
l’année d’une main de fer, devenant prédicateur le dimanche pour la messe dite
devant toute la collectivité. Il occupait ainsi toutes les places. Il ne
fut arrêté dans ses pratiques que
lorsqu’une jeune fille trop
agitée fut découverte étranglée après avoir été attachée à une sorte de
camisole pendant une messe. L’évènement eut une grande importance et fit
réfléchir à ce qu’on a appelé plus tard les violences institutionnelles[7]. Ce
qui est inquiétant c’est l‘acquiescement de Pôle emploi à ce genre
d’expérience, comme le confirme un article du Monde[8],
l’état ne jouant plus son rôle d’arbitre et de contrôle, mais plus encore ayant
l’oreille bienveillante pour des montages quelque peu douteux.
Je crois que
fondamentalement, on devrait examiner cette crise actuelle des recrutements
comme une alerte sur les conditions de travail proposées aux métiers de
l’humain. Ce qui se joue actuellement, c’est un
choc violent de ces métiers avec des logiques de performances dans
lesquelles un type de manager et sa formation classique peut s’y retrouver. Celui-ci
peut rester dans l’ignorance des situations vécues par son personnel, le
travail d’équipe et ses aléas, d’autre part les motivations et les pratiques de
ses collaborateurs qui restent pour beaucoup de décideurs, de chercheurs et
même de sociologues, un « continent noir ». Mon livre n’aborde pas
toutes ces questions de façon exclusivement théorique, même si la préface excellente
de Jean Christophe Contini balise bien les voies qui sont prises actuellement.
Certes, je cite quelques chercheurs dans le domaine des investigations
actuelles et passées sur le monde du travail, mais n’ai pas voulu en faire un
livre à thèse .J’ai voulu donner à penser à partir d’un ensemble de situations
qui restent offertes à la réflexion de chacun.
Bien sur, j’évoque la
psychothérapie institutionnelle et comment aurais je pu l’oublier ! Ce
mouvement reste pour beaucoup une source d’inspiration, une façon de travailler
intelligemment. Quelle sidération n’ai-je pas eu en lisant de mes yeux dans un
kit de bonnes pratiques édité par le ministère une description de la
psychanalyse d’une bêtise sans nom, fautive de curcroit, telle qu’aurait pu la
décrire un enfant de sixième. Plus encore, la psychothérapie institutionnelle
est considérée officiellement comme pratique inadaptée au traitement des
autistes, ce qui me laisse sans voix, puisqu’il s’agit d’un mode de coopération
entre professionnels, d’une approche institutionnelle rigoureuse
essentiellement marquée par la volonté de réflexion collective plus que d’une
recette magique et uniforme pour traiter quoi que ce soit. Dans ce sens, la
psychothérapie institutionnelle qui se présente comme particulièrement
efficace pour prévenir le burnout ou les risques psycho sociaux, n’a jamais
empêché une quelconque méthode de soin ou de thérapie. Son approche se traduit
par la diversité, le respect de la diversité des malades, et le principe
démocratique.
P.M.
Pourtant, dans ton chapitre
En passant par Heidelberg tu semble dénoncer l’utilisation que certains croient
pouvoir en faire. Par exemple une façon faussement collective de traiter les
problèmes, une sorte de bourdonnement auprès de la personne handicapée ou du
patient, ce qui te met en quête des origines de cette vision de l’hôpital qui,
curieusement nait en Allemagne au début du XX° siècle.
JFG
On peut voir que ma façon d’évoquer
la psychothérapie institutionnelle, tout en étant très favorable, comme dans
l’œuvre de Walter Benjamin déjà cité, me fait pénétrer dans une part d’inconnu
propre à toutes les questions humaines. Derrière la pensée d’Hermann Simon,
psychiatre allemand posé comme modèle, se profilent quelques ombres. En
prononçant ces mots, je pense évidemment au film de Nicolas Klotz la question humaine, qui évoque les
difficultés d’un psychologue avec le management contemporain de façon
terriblement réaliste, dans un récit qui finit dans des scènes d’exterminations
et rappelle le III° Reich. D’ailleurs, le psychologue s’appelle Simon. Mais là,
ce n’est pas de la psychothérapie institutionnelle qu’il s’agit, mais de la
psychiatrie d’Herman Simon et de l’intérêt qu’il suscita chez des politiciens avides de mettre au travail
les bouches inutiles au nom de la pureté de la race, idée soutenue par le
Français Alexis Carel. Le docteur
Tosquelles, le premier, avait vu venir le danger.
P.M
Justement, on connait l’acuité de Jean Oury, Psychiatre, créateur de la clinique La
Borde et initiateur avec Tosquelles et quelques autres de ce courant auquel on
revient un peu en ce moment. C'est à lui qu'on doit ce trait d'humour: "
Il est fou de vouloir soigner sans soigner l'hôpital " ?
JFG
On y revient à ce courant, car il s’agit d’une véritable
source d’inspiration. Je ne suis pas étonné en lisant le fameux livre de Carol
Gilligan[9],
de trouver dés les premières pages la psychothérapie institutionnelle comme modèle
d’un travail intelligent et sensible dans une institution de soin. Les
créateurs du concept, -c’étaient une autre époque- étaient des gens très
courageux.
Le propos que tu cites : « il est fou de soigner
les malades sans soigner l’hôpital », a été lancé par Tosquelles puis
repris par Oury. Ils étaient l’un et l’autre d’accord sur la formule. Mais cela
peut s’entendre de plusieurs façons. Dans une conférence en visio en pleine
pandémie[10],
j’ai repris l’expression « avant de soigner le malade il faut soigner
le service » et fait remarquer qu’elle est en passe de devenir chez
certains : « avant de soigner le malade, il faut soigner les
soignants ! » Je me méfie de cette régression psychologisante qui
fait un peu trop vite l’impasse du politique et des enjeux de pouvoir pour
s’adresser aux personnes et non, à leur statut professionnel ou à ce que Gérard
Mendel désignait comme la personnalité psycho sociale,
instituant de fait ce que Danièle Linhart désigne comme la
« surhumanisation managériale ». Chez Oury comme Tosquelles, c’est
bien l’institution qui est à soigner, l’organisation humaine, le collectif. De
ce côté-là, je pense qu’un minimum de corporatisme, de défense d’une profession
par elle-même, ne saurait nuire. J’ai toujours pensé qu’un directeur devait
s’adresser à des professionnels qui exercent leur métier avec responsabilité et
pour qui leur métier est uen référence. Le BA BA du politique dans une
institution, c’est de tenir compte de la qualification et l’expérience de
chacun, laquelle s’inscrit dans ses choix et son
histoire, c’est de créer entre les disciplines, un climat d’échange et
de coopération : cela s’appelle la pluridisciplinarité,- mot qui semble
intéresser de moins en moins les managers- qu’on ne retrouve plus dans les
textes officiels. Elle fut introduite dans son principe par des gens aussi
recommandables que Le Docteur Georges Heuyer à Paris et le docteur Laffont à
Montpellier. Mais aujourd’hui, qui connait ces précurseurs, qui connait leur
travail et leurs combats? Cela dit, et c’est un superbe paradoxe, lorsque
Oury évoquant les malades mentaux, déclare : « On ne soigne pas avec
son statut ! », il a évidemment (presque) raison.
.........
P.M:
En matière de management la
question de la direction est importante. Sait-on nécessairement à quels
intérêts répond une direction quand on est un salarié ?
Pour aller jusqu'au bout
dans cette logique, peut-on imaginer un
gestionnaire qui soigne, un management qui intègre la lecture de ses propres
limites et s'efforce, comme le suggère Oury, d'adopter une lecture clinique de
ce qui fait symptôme dans l'organisation : le turn-over, le burn-out,
l'absentéisme, les violences dans les urgences où prévenir, guérir, soulager devient presque
impossible.
JFG
La direction d’un
établissement ne fait pas tout, mais c’est beaucoup. Il m’est arrivé de dire
dans des situations de formation à des groupes de professionnels qui
travaillaient sur la fonction de direction, qu’un directeur, qu’il le veuille
ou non, est « quelqu‘un qui dit l’éthique » et donc, garantit la
qualité du travail. D’où encore une fois la question de la pluridisciplinarité
qui me paraît essentielle, fondement de l’altérité, de la possibilité d’une éthique.
Dans le système associatif majoritaire en France dans le domaine du handicap et
de l’éducation spécialisée, le directeur est responsable du fonctionnement de
l’établissement et des
services devant l’ARS et ses services de contrôle et tarification (qu’on appelle trop souvent tutelles ce qui devrait être réservé aux établissements gérés
directement par l’Etat) mais aussi bien sûr, de son conseil d’administration.
Evidemment, je fais là référence au
monde médico social et ses institutions que je connais mieux. Si l’on évoque l’hôpital,
on a affaire à un pouvoir beaucoup plus dilué dans des structures complexes
résultant des tentatives successives de réorganisation (juillet 1991, décembre
1970, juillet 2002).La loi HPST (hôpital, santé patient territoire) a modifié
les organes dirigeants des établissements publics et a supprimé les conseils
d’administrations, remplacés par des conseils de surveillance qui contrôlent et
ont le pouvoir collectif d’un directoire. Je ne suis pas sûr que les acteurs
–médecin compris- trouvent leur compte dans la vision de l’hôpital-entreprise qui sous-tend ce modèle. Bien sûr, les
témoignages sur ces questions sont nombreux. Il existe toujours un directeur,
mais celui-ci, changement fondamental, n’est plus un médecin. On sait
aujourd’hui combien peu d’acteurs de l’hôpital sortent indemnes de l’expérience,
après avoir essayé de se mettre dans le moule[11].
Ceci dit, dans la question « Y a-t-il un gestionnaire qui soigne ? » on peut
entendre beaucoup de choses. Pour ma part, j’entends évidemment quelque chose
du care, du « prendre
soin ».Prendre soin d’une équipe, ce n’est pas faire de la psychologie
bonne ou mauvaise, mais veiller à ce que chacun travaille avec les principes
éthiques et déontologique de sa profession,- j’y
reviens toujours !- dans une dimension d’épanouissement technique à
la fois collective et individuelle. Pour ceux qui écoutent un peu les philosophes,
on a trop souvent entendu le fameux conatus[12]
de Spinoza comme la recherche de sa propre puissance alors qu’on peut
l’interpréter comme le sentiment de se grandir face aux difficultés du monde,
ce que Cynthia Fleury désignerait comme le processus normal d’individuation à distinguer de l’individualisation[13].
Un établissement doit permettre à ses
intervenants de se former, de toujours prendre leur mesure, d’expérimenter, d’apprendre
à conserver et améliorer sa qualité de présence. Les métiers de l’humain
supposent une attention à l’autre, une écoute qui s’aiguise au fil du temps.
Or, comme disait sans doute monsieur de La Palisse : avant d’apprendre à
écouter les autres il faut savoir s’écouter soi-même. C’est la raison pour
laquelle dans toute institution, les réunions sont des outils de travail et
d’une certaine façon, elles appartiennent aux professionnels. Elles sont
nécessaires pour formuler les projets et
analyser les situations d’après coup-concept freudien particulièrement utile.
De plus, il y a le
principe de l’institution et de ses acteurs qui doivent tous se préoccuper de
formation depuis le cuisinier, l’économe, chaque éducateur ou infirmier etc... C’est
cela l’institution formatrice. Cela demande du temps,des orientations bien
définies et bien comprises. Dans ce contexte, on voit bien qu’un établissement
où les postes sont toujours vacants, pour des raisons mal maîtrisées ne peut
pas donner grand-chose.
P.M: On pense à la présence
de résistants célèbres parmi les malades de l'hôpital Saint Alban: Eluard,
Denise Glaser, et quelques autres. Des soignants liés par une proximité
singulière dans un monde en guerre qui devenait fou. On se souvient de cette
écoute du malade où le symptôme est considéré par Tosquelles et nombre de
psychanalystes comme une parole enfouie, une expression à part entière, dont il
faut urgemment faire la lecture
Cet épisode que tu évoques est marquant et tous ceux qui se
sont intéressés à ce courant le connaissent. L’hôpital de Saint Alban fut
traversé par la guerre, et c’est son éloignement même qui en a fait un théâtre
de guerre puisque des résistants célèbres sont venus s’y cacher, parmi lesquels
j’ajouterai Gaston Baissette et Roger Canguillem qui fut présent au
maquis de Montmouchet. Sans compter Franz Fanon, qui y fit un stage auprès de
Tosquelles avant de s’engager en Algérie d’abord comme psychiatre, puis comme
compagnon de la résistance algérienne.
Ces soignants liés ensemble par une proximité singulière font
évidemment penser au chapitre de la première partie de mon livre Aimer son travail, 15 novembre 2015 dans un
hôpital parisien, où l’on voit l’hôpital Saint Antoine proche du Bataclan
pris dans une bourrasque inattendue à laquelle personne n’était préparé :
celle-ci au lieu de décourager les soignants leur permet de multiplier leurs
initiatives, de pratiquer leur métier avec une sorte d’héroïsme. On voit bien
que les raisons de l’absentéisme ou du manque de personnel sont à trouver ainsi
dans l’organisation proposée. Une institution devrait pouvoir renforcer la
motivation des gens qu’elle emploie, leur proposer d’avancer ensemble, de se
confronter à des difficultés qui rendent fort, lorsqu’on a su les résoudre et
les identifier.
P.M:
Issue du Conseil national de la résistance, la
Sécurité Sociale, nous dit Hessel, l'auteur " D'indignez-vous" était
un acte de résistance. L'est-elle encore aujourd'hui ?
JFG
On sait bien que la Sécurité Sociale fut une œuvre de la
résistance. Le livre Indignez-vous !,
publié par les éditions Indigènes en 2010 déjà, beaucoup lu et en même temps
beaucoup critiqué- ne cesse de le rappeler! On l’a taxé, cet ouvrage, de
naïveté, de spontanéisme, etc…Pourtant, il a été traduit dans toutes les
langues et joué son rôle pour les jeunes générations a qui l’on a trop appris
l’obéissance. Face à cela, Stéphane Hessel a pu dire une chose somme toute
simple : faites attention aux valeurs que l’on vous insuffle et qui vous
éloignent de vous-même, de ce que vous ressentez ! Dans des taches de
formation que j’assure encore, au cours d’observations d’institutions bonnes ou
moins bonnes, quelque unes fabricantes de burn-out, j’ai remarqué que les gens à qui on demandait
de travailler mal savaient parfaitement dans un coin de leur conscience qu’il
en était ainsi. Et cela les dévastait. Il y a dans l’injonction de Hessel
quelque chose comme une démystification de l’autorité, l’autorisation de penser
par soi-même, celui d’accepter de savoir et de comprendre, ce qui est la
moindre des choses.
P.M :
"Aimer son travail", dans le chapitre
de ton livre que tu viens de citer, on voit le soin confronté à ce qu'il faut
bien appeler une situation de guerre, le soin au front, là encore ou déjà. On y
voit l'acte de soigner faire face à l'indicible.
On pense au livre de Duhamel : " Soins et
Martyres, 1914-1918 " où en l'absence de pathos, le médecin et le patient,
à quelques pas des tranchées, dialoguent ensemble pour la vie, contre la mort.
Il s'agit d'une de ces situations où, entre amputations et agonies, l'aide et
le soin consacrent la paix et construisent une nouvelle société. Un engagement
pour l'autre
JFG
Je ne connaissais pas ce livre de Duhamel qui est te
représentant d’une médecine humaine du début au XX° siècle bien passée de mode
aujourd’hui. Je lirai ce livre de quelqu’un que je considère comme un grand
écrivain, de ces écrivains rares qui osent parler de leur métier sans éviter la
bonne littérature (les écrivains de métiers son rares !). D’autant que
j’ai toujours pensé que les deux guerres mondiales avaient sûrement façonnés
notre mentalité jusqu’à ce jour. Mon chapitre A la recherche des pères perdus évoque cela en partant de la
destinée de gens comme Albert Camus, Célestin Freinet, Fernand Deligny, Charles
Peguy. Dans le journal de pensée qui clôture le livre et laisse une grosse part
à l’histoire de vie j’évoque aussi l’action de Myriam David auprès des enfants placés
pendant la deuxième guerre mondiale. Dans le domaine du handicap et du médico
social que je connais mieux, mais aussi de la psychiatrie, on se rend compte
que la plupart des pensées novatrices venaient d’hommes ou de femmes qui
avaient connus la guerre. Je reprends aussi le travail d’une ONG dans le camp
de Kibundo avec des enfants qui veulent se laisser mourir. Le petit
Jean-Baptiste n’accepte d’être soigné que lorsqu’on fait venir prés de lui
d’autres enfants qui parlent la langue de son village. Tout le reste avait
jusque là échoué.
P.M:
On sait qu'en à peine 80 ans la société du
baby-boom aura généré celle du papy-boom, une configuration inédite qui pose la
question de la santé dans des dimensions complexes. Levi-Strauss rappelle à ses
interlocuteurs qu'en à peine 100 ans, il aura vu la population mondiale passer
de un à sept milliards. Comment, dans ce contexte, sauvegarder la dimension
individuelle de l'écoute et du soin ?
JFG
C’est un constat trop vite oublié. Le nombre d’hommes à
soigner est exponentiel ce qui peut justifier certaines préoccupations du
gestionnaire. Du coup on pourrait être tenté de former des clones pour répondre
à ces besoins quantitativement énormes. Les enjeux de formation sont
essentiels. La question évoquée par Levi-Strauss est évidemment à considérer et
l’on risque de l’oublier trop souvent. Par exemple en répondant par cette
maladie de l’organisation qu’on a appelée en son temps la quantophrénie, la maladie de la quantification qui donne toute la
place à la comptabilité.
Pourtant, il n’y a pas lieu de confondre, dans ce monde de la
gestion par les nombre dénoncé par Alain Supiot,[14]
la gestion et la comptabilité ! En employant une métaphore dont je me suis
servi quelque fois, la comptabilité lors d’une bataille, c’est le fait de
compter les armes, les morts et les blessés, les effectifs les munitions et les
drapeaux lorsque tout est fini. Mais elle ne permet pas de gagner la guerre. La
comptabilité se charge essentiellement des évènements lorsqu’ils ont eu lieu,
lorsque les actes sont réalisés, (même s’il y a une comptabilité dite
prévisionnelle). La gestion, au contraire est une invention du futur, elle
suppose clarté de vue et imagination. Créativité même. Il se peut d’ailleurs
que ce constat date, car la comptabilité comme la gestion, et même l’action en
général sont fixées de plus en plus par des algorithmes et des recommandations,
ce qui, bien sûr, influe sur les modes de pensées et la présentation générale
des problèmes. Michel Chauvière dont j’estime le travail l’a particulièrement
repéré.
De plus, je dirai que la gestion ne se gagne pas contre les
hommes. Dans mon livre, à propos de la catastrophe de Courrières qui fit 1099
morts en 1906, j’évoque le comportement des ingénieurs qui d’une certaine façon
avaient davantage peur des mineurs que du grisou. On retrouve la même question
dans mon chapitre sur les guerres, une expérience unique pour des pédagogues ou
écrivains –on rejoint Georges Duhamel. Rappeler que le même jour, à la bataille
de Rossignol en 1914, on perdit 20000
hommes en un seul jour. Aucun des hauts gradés qui faillirent dans leurs
décisions ne furent limogés. Le fait que des Georges Heuyer, Georges Amado,
Fernand Deligny et quelques autres revinrent du front avec l’envie de changer
les choses s’explique peut-être par ce spectacle et le traumatisme qui a suivi.
P.M :
Dans les théories du management dont l'ambition
est d'embrasser la totalité, il n'y a guère de place pour la poésie, dis-tu. La
poésie hantise des systèmes totalitaires doit-elle être proposée aux soignants
? Le jardinier dans l'institution joue-t-il un rôle auprès du malade ?
JFG
Cette question remet en situation le jardinier et homme
d’entretien de l’institution, qu’on
retrouve souvent dans mes textes. Dans
ces rôles, j’ai connu de magnifiques personnages. J’ai toujours considéré le travail
de réparation (ici non métaphorique) comme indispensable. Le lien entre cette
part de mon travail évoquant le poétique peut surprendre, mais je laisse le
lecteur mesurer l’intérêt de cette intrusion dans un terrain où l’on ne le
trouve pas habituellement.
L’oubli de la poésie n’est d’ailleurs pas le seul fait du
management actuel. La poésie, mal aimée de notre enseignement actuel et ignorée
de notre Occident affairé- c’est un signe- pourrait produire des effets de sens
dans la pratique même des éducateurs ou des infirmiers confrontés à la détresse
mentale, à tous ceux qui abordent la question délicate de l’éducatif et du
soin. Mais celle dont je parle, après des poètes théoriciens comme Yves
Bonnefoy, n’est pas le lieu de la rhétorique ou de l’esthétique, elle serait
plutôt à l’aise dans l’éthique. Je parle même après d’autres de poéthique. Elle a à voir avec le parler vrai dont nous avons tous besoin
pour renaître. On peut être surpris par les malentendus qui peuvent exister
autour du mot poésie, trop souvent confondu avec l’esthétique ou la rhétorique.
Ce n’est pas par hasard que j’ai évoqué la poésie au milieu d’un ensemble de
méditations et de récits qui donnent à penser l’homme au travail. Car mon livre
s’attaque très peu au management en tant que tel, concept vague dont on a pu
dire qu’il n’existe pas. Curieusement, j’en trouve la trace dans des poèmes ou
chansons de mon Languedoc, où l’on appelle les écoliers des mainadges. Je ne démonte ni démontre
rien. Je me contente de montrer à travers maintes situations comment la
rencontre quotidienne du tragique qui
est le fait des travailleurs de l’humain peut se passer d’un management trop
souvent tissé de recommandations irréalistes ou farfelues. La poésie exerce une
véritable subversion de la théorie, elle ramène aux choses simples. Bien sûr,
il est plus courageux de retrouver ce « parler vrai » après avoir
fait un itinéraire théorique indispensable,- car les métiers de l’humain ont un
soubassement théorique extrêmement complexe et qui, à mon avis, reste encore
mal repéré, même chez les sociologues. Ici, je ne donnerai pas d’exemples. Mais
c’est toujours un miracle chez un intervenant qui a compris comme le disait
Mamoud Darwich, qu’il faudrait s’approcher d’une « enfance qui aurait trouvé la sagesse ».
[1] Délivrez –nous du management !, monde d’avant et monde d’après……. Editions Libres & Solidaires, 2022.
[2] Jean-François Gomez, Le gai savoir des éducateurs, éloge des transparents, chroniques et récits, L’Harmattan, 2019.
[3] François Dubet, Le déclin de l’institution, Seuil, 2002.
[4] Günters Anders, L’obsolescence de l’homme, Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle. (1956) L’encyclopédie des nuisances, Editions IVREA, Paris, 2002.
[5] Victor Catanet, Les Fossoyeurs, Révélation sur le système qui maltraite nos ainés, Fayard, 2022.
[6] Jean François Gomez, Debout les artisans !, Vie sociale et Traitements, « Le travail sous contrôle », N° 154, 2022.
[7] Aimer mal, Châtier bien, Stanislas Tomckievicz et Pascal Vivet, enquête sur les violences dans les institutions d’enfants et d’adolescents, Seuil, 1991.
[8] Le MondeXXXXXXXXXXXXXXXXXXX
[9] Carol Gilligan, Une voix différente, Pour une éthique du care, Flammarion, 2008.
[10] Jean-François Gomez, Penser le traumatisme dans ses effets d’ouverture, Vie Sociale et traitements,N° 149,2021.
[11] François de la Fournière Hosto blues, récit autobiographique d’un praticien hospitalier, préface de Pascal Hammel, postface de Pierre Peyré.
[12] Spinoza fait du conatus un concept clé de sa philosophie : défini comme l’effort par lequel « chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce [conatur] de persévérer dans son être » (Éthique), le conatus permet de caractériser l’homme par le désir qui devient volonté et source de joie quand, par la connaissance adéquate de ce qui nous détermine, il augmente notre puissance d’être. Philosophie-Magazine.
[13] Cynthia Fleury, Les Irremplaçables, Gallimard, 2015.
[14] Alain Sipiot, La gouvernance par les nombres, Cours au collège de France, 2012-2014, Fayard, Poids et mesure du monde 2015 ;
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