Ma lecture récente de l'ouvrage de Fernand Deligny, Lettres à un travailleur social, livre inattendu et étonnant, m'a inspiré l’article que je présente ici et qui ne paraîtra pas dans la presse spécialisée. Il était impossible de ne pas y parler de certains auteurs peu fréquentés dans le domaine, utilisés à l’intérieur d’une méditation très personnelle et interminable. Comme d'habitude, Deligny échappe à tous les cadres et toutes les définitions orthodoxes du travail social et, du coup, convie chacun à trouver son chemin singulier. On pourrait dire aussi qu’il échappe à lui-même.Les admirateurs exclusifs de Graines de Crapule auront besoin de faire quelque effort pour le suivre.
Fernand
Deligny, Lettre à un travailleur social,
avec Postface de Pierre Macherey, Paris, L’Arachnéen, 2017, 189 p., 16 €.
Des
nouvelles de Fernand Deligny, ça s’annonce et ça se fête. En l’occurrence les
éditions l’arachnéen nous gratifient d’un inédit de cet auteur, écrit dans les
années quatre-vingt à partir de sa tentative des Cévennes.
Il
est arrivé assez souvent qu’on évoque Heidegger à propos de Fernand Deligny et
lui-même en était stupéfait. C’est au peu que je connais de Heidegger –à mon
corps défendant-que j’ai pensé en parcourant ces pages. Première difficulté :
on sait qu’il s’agit là d’un auteur dont les fréquentations, on peut le
comprendre, rendent peu lisible. Et pourtant[1]…
Dans
la célèbre Lettre sur l’humanisme (Lettre
qui était adressée à un philosophe français de son temps en 1946) et qui était
une réponse à la fameuse conférence de Jean-Paul Sartre sur l’existentialisme[2],
le philosophe allemand évoque l’histoire d’Héraclite se chauffant à un four de
boulanger, sans doute dans sa cuisine. A un groupe de visiteurs qui voulaient
rencontrer le philosophe et n’osait pas s’avancer, celui-ci leur
dit : « Ici aussi les dieux sont présents ».Le philosophe
explique longuement la phrase : « En cet endroit même, en ce monde de
l’accoutumé, c’est bien là que les dieux sont présents ».
On
aurait envie de dire que la pensée de Deligny, comme le précisera plus loin le
philosophe dans sa propre Lettre,
« n’est ni théorique ni pratique. Elle se produit avant cette
distinction. »(Aubier, p.155).D’autant qu’une part des réflexions du
pédagogue libertaire se passe, pour lui aussi, devant un « four banal »
à réhabiliter, plein de tessons de débris dont Janmarie, autiste infantile
précoce, exerçant sa perspicacité, ira
chercher au loin les origines dans un
tas de cendres et de déchets.
Dans
ses lettres à un interlocuteur inconnu (travailleur social, dit-il, « tu
es aussi inconnu que le soldat du même nom ! ») Deligny, au lieu
d’accumuler du savoir ou de chercher du nouveau va cueillir des vieux débris de
pensée qu’il désigne comme « détriments ». Et il sait, ce bougre
d’antipédagogue, ce qu’on peut tirer de ce mot qui initialement signifiait les « déchets ».
Devant
ce foyer mort, éteint depuis une ou deux générations, mais qui témoigne de
l’antan, l’auteur de Lettres à un
travailleur social élabore et poursuit sa pensée originale. Jouant avec les
mots, ou plutôt essayant d’en retirer toute la sève, de comprendre les pièges
qu’ils nous tendent, il se dit une fois pour toute mécréant. Mécréant, dans le sens de celui qui ne croit pas à ce
qu’on lui dit, à ce qu’on l’exhorte à penser, mais aussi capable de « créer
quelque chose qui n’existe pas ».Mine de rien, c’est une pensée du
recommencement.
Bien
sûr, dans les références du dit « mécréant », il y a quelques penseurs
ou chercheurs avec qui il ne cesse de dialoguer et qui sont notoires. Parmi
toutes ces voix, on en trouve très peu qui soient habituellement convoquées à
évoquer l’éducation et encore moins l’éducation spécialisée. «Pour tant faire
que de parler de connaissances, je n’en ai jamais eu aucune venant de
Psychiatrie », dit-il. Il y a dans ces Lettres les anthropologues
Levi-Strauss, Leroi-Gourhan Konrad Lorenz ; les romanciers Graham Greene,
ou John Le Carré ; les philosophes Ludwig Wigenstein et La Boétie ; le
poète Charles Peguy (mis six pieds sous terre) et l’auteur du Contrat Social et l’Emile, qui ne sort pas entier, non plus, de la confrontation.
Tous
ces auteurs sont pour lui des connaissances, Deligny les connaît, mais aucune des
théories dont chacun est porteur n’exerce sur lui de fascination ni
d’imprégnations véritable. Même Ludwig Wittgenstein, philosophe du langage et
logicien redoutable, semble venir là sur son établi, comme par hasard, résultat
de quelque sortilège. Tous les livres qu’il lit, croirait-on, croisent son
chemin et ses expériences sans qu’il n’en ait rien voulu ! Les psychanalystes
eux-mêmes ne sont pas souvent nommés, mais on, croit les percevoir dans ce
qui sature l’homme de symbolique mais aussi de « spécifique »,
ceux qui « prétendent de l’homme qu’il n’est qu’être de langage».
De
façon amusante, Deligny évoquant le travail de Konrad Lorenz, prix Nobel en son
temps et son analyse des « phénomènes d’empreinte » chez les
oies, propose une conversion du regard,
qui évite toute accumulation artificielle de sens : « Ainsi l’oie de
Konrad se tait ; et Konrad Lorenz pour ainsi dire, la fait parler
[…] »On peut y lire une critique à peine voilée de la formation des
travailleurs sociaux qu’on voudrait transformer en sachants dotés d’un bagage
inutile. Il s’agit au contraire de nous rendre attentif au coutumier, au moindre geste. « Quelque soit ton chantier et où que tu sois,
des tonnes de biles versées, de fadaises, de fariboles et de sornettes s’y
déversent jour et nuit. D’énormes camions fantômes font sans cesse voirie et
viennent se déverser là où tu as entrepris quoi que ce soit ».
Beaucoup
de théories ne font pas le poids, ne sont que des croyances, semble penser
l’auteur de ces lettres à un travailleur
social. Elles ne font pas le poids à côté de ce qu’il a pu constater au
cours de ses tentatives: évènements significatifs, détails lumineux, faits
qu’il désigne quelque part comme ses enluminures. Il ajoute : « la
moindre trouvaille, en l’occurrence est plus précieuse que la découverte la
plus prestigieuse ».De Rousseau, il déclarera que ses convictions sur la
question humaine le laissent complètement stupéfait.
Que
l’homme, historiquement, ait quitté l’état de nature pour rentrer dans la Société
(avec majuscule), thèse qui sera reprise par Leroi-Gourhan et quelques autres,
Deligny n’y croit pas. Pour lui, il est clair qu’il y a coprésence, chez
l’individu, de deux mémoires, l’une d’éducation l’autre d’espèce (de nature) et
qu’il ne s’agit pas d’abandonner l’une ou l’autre. Les deux chez l’homme sont
tissés ensemble et font la même toile. Sur l’autisme, dont il pense (ce qui
n’est pas toujours bien repéré par les gens qui parlent de Fernand Deligny sans
l’avoir lu) qu’il s’agit d’une atteinte neurologique lourde : « il
n’est que de lire les écrits concernant
l’autisme pour rester pantois devant l’effervescence du langage atteint dans
son office et ses privilèges, il bave ».L’autisme, pathologie bien
spécifique nous renvoie à reconsidérer l’ensemble des moyens dont nous
disposons pour le comprendre.
Dans
cet ouvrage, il se définit lui-même comme travailleur social (rarement), comme
poète et éthologue de temps en temps, comme « renard d’asile »plus
souvent. « J’écris à un travailleur social dont il est fort possible, dit-il,
que, de sa vie, il n’entrevoie pas un enfant autiste, cas extrême dont le mode
d’être et de réagir éclaire toute Société, mot auquel je maintiens l’initiale
majuscule ».Il refuse d’être pris pour un patriarche ou un savant, dont
les propos cautionnés par les bibliothèques feraient références.« La
science s’est fait une réputation d’intégrité, quitte à proférer des vérités
qui sont de compromis avec ce qu’il faut bien qu’une société se dissimule […] ».Lui
procède à « coups de marteau » (on connaît l’expression)
« quitte dit-il à devenir marteau lui-même !).Aphorismes, images,
illuminations et enluminures se succèdent et font de belles trouvailles où
l’inattendu et le paradoxe sont toujours prêts à bondir dans le discours comme le
chien dans un jeu de quille.
Aussi
bien, lorsqu’il file la métaphore du billet de banque et de son filigrane, ou
celle du poisson de basse profondeur qui explose si on le ramène à la surface,
de l’astronome qui pressent la présence d’une étoile avant de la voir,-que
d’images !- l’auteur des Lettres
interpelle-t-il le travailleur social dans sa capacité à regarder, à contempler
même, en se dégageant des présupposés que nous donne ce qu’on appelle la Culture..
Maître
du récit, étranger aux études de cas qui viendraient cautionner ou illustrer
une pensée théorique sûre de son fait, il montre comment au contraire, le petit
détail incompris peut se constituer comme machine de guerre contre les vues
trop admises. Ainsi ce récit raconté cent fois : le moment exceptionnel où
le monde se fige, où sans parole aucune, deux gendarmes sur un pont, lui font
comprendre que la guerre, la vraie, celle dont il réchappera à grand peine, vient
d’être déclarée et qu’il est mobilisé. Récit minuscule venu illustrer et faire
comprendre la différence entre signe et indice. De quoi faire réfléchir les travailleurs sociaux sur ce
qu’ils sont tentés de mettre trop vite dans leurs observations. Plus loin il
refusera d’amalgamer mystère et énigme.
Bien
au delà de l’autisme et de l’éducation spécialisée en général, c’est toute la
vision de l’humanisme et de la paideïa[3] :
« Peut-on imaginer une société qui éduque plus mal ses enfants ? Sous
prétexte qu’elle les gave d’obligatoire-ce qu’ils gobent d’ailleurs en se
déclarant partisans convaincus de la compétitive et de la sélection qui se
prêchent à la cantonade -la voilà qui prêche l’ivresse de la liberté
individuelle, le tout un chacun, quelque soit son âge, partant librement à la
chasse au mammouth». Le résultat est un humanisme trafiqué, qui refuse de
prendre en compte la dimension totale de l’homme. On finit par se demander si
les autistes, « singulière ethnie », ne sont pas là pour nous
inquiéter en nous ramenant des siècles en arrière vers ce que l’humain a
désappris. « Mieux vaut que l’humain soit énigme que de devenir ingrédient
que chaque époque nous cuisine, le plus faisandé faisant le meilleur » .
Même
si, dans ces Lettres, on retrouve beaucoup
de matériaux déjà évoqués dans ses œuvres les mieux connues, il s’agit là d’un
discours et même d’une interpellation dont jaillissent des éléments nouveaux en
même temps qu’une forme nouvelle. Deligny s’aventure beaucoup plus loin
que Graine
de crapule,-pour ne parler que de cet opuscule- recueil d’aphorismes présenté par l’éditeur comme un texte de
référence de la profession d’éducateur[4],
« même si la boite noire émet toujours ». Ces Lettres sont le signe d’une autre période de
recherche, celle où il a largué les amarres de l’institution, depuis ce fameux
jour de juillet 1967 où il quittait la clinique de La Borde avec Jeanmarie. Deligny
nous dit combien la lecture de ce petit livre a pu empêcher bien des lecteurs
de comprendre la suite de ses démarches : « Le renom de celui d’avant
persiste sourdement…ils n’entendaient rien au questionnement de la part de
celui qui menait depuis quinze ou vingt ans tentative de par la présence
d’enfants atteints d’autisme infantile précoce ».
Les
éditions L’Arachnéen ont accompagné ce texte d’une postface du philosophe
Pierre Macherey truffée de références. Même si ses remarques sont souvent justes
et son travail respectable, je les vois comme un peu trop longues à mon goût,
un peu trop didactiques. Je me contenterai pour ma part de choisir dans l’exposé
de cet universitaire de renom, un passage qui sonne très juste, lorsqu’il
évoque chez Deligny « ce qui se passe entre les mots, quelque chose qui
est de l’ordre du silence ». Voilà qui rejoint chez l’homme des tentatives
et son éthique implacable, ce quelque chose que seule la poésie ou l’art pourraient
approcher, ce quelque chose qui renvoie à la contemplation du monde :
« Si chaque aube n’est pas pour toi aubaine écrit-il, à quoi bon l’aube,
ou alors à quoi-bon toi ? »
Jean- François GOMEZ
[1] Même le philosophe Emmanuel
Levinas, dont l’œuvre se présente comme un retournement de la pensée de
Heidegger, dit dans son œuvre combien l’enseignement de ce dernier dans le
domaine de l’être et de la présence fut exemplaire et ses démonstrations fascinantes.
Le paradoxe avec lequel il faut bien s’arranger (sans évoquer l’énorme
polémique à ce sujet) est que la pensée de Sartre évoquée plus loin est largement influencée par le philosophe
allemand (Une explication de texte d’Heidegger, dit Georges Steiner !).
[2] L’Existentialisme est un humanisme, fameuse conférence de Jean Paul
Sartre à Paris publiée en 1946.
[3] Paideïa : chez les Grecs
ancien, l’éducation, mais dans sa dynamique propre à produire un sujet pensant
et un citoyen, le développement de sa tête et de son corps.
[4] A propos de Graine de Crapule, l’éditeur dit en note qu’ « en ce
début de XXI° siècle, ce recueil d’aphorisme était une sorte de petit livre rouge, il reste la
référence principale des écoles d éducateurs ».Il me semble que rien
n’est moins sûr. Combien de fois ai-je entendu, au contraire évoquer un Deligny désormais dépassé, par des
intervenants qui ignorent autant la teneur de ses travaux que les conditions de
sa recherche. Exemple : « il était bien directeur d’un lieu de
vie dans les Cévennes ? »
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