L’existence d’Israël est comme celle de la
Palestine, sacrée, irrévocable,[…]et ce serait lui manquer de respect de lui
donner raison en toutes circonstances inconditionnellement, comme d’exiger envers
lui cette mansuétude, cette indulgence aveugles souvent accordée aux enfants et
aux amateurs.
Viviane
Forrester,
Le crime occidental,
Fayard,
p.120
J’écris ces lignes au
cœur du bombardement quotidien sur les gazaouis, les places et les maisons, le
combat contre la faim, la soif la maladie et la mort, l’impossibilité pour la
plupart de quitter une prison à ciel ouvert. Dans un numéro spécial sur cette
guerre[1] on
apprend qu’on bombarde les cimetières, les mosquées, les lieux de mémoire, les
hôpitaux, et qu’une centaine de salariés de l’UNRWA-agence de l’ONU pour les
réfugiés palestiniens-, beaucoup d’intervenants des ONG employés sur la bande
de Gaza, ont été assassinés (quel autre terme utiliser ?).Une émeute de la
faim autour des camions de distributions de vivres a donné elle aussi, une
centaine de morts, femmes et enfants. On ne compte plus les malades ou les
estropiés qui sont sans soin ou opérés sans anesthésie. Les journalistes et les
ambulances eux- même, visés directement, risquent la mort…
Israël ne veut pas de témoins,
pourtant, presque tous les jours on voit à la télévision française, et même
quand on n’en a pas envie, le visage d’un premier ministre d’Israël filmé avec
de jeunes soldats du Tsahal, prendre la parole sur un ton martial. Il parait
que les israéliens ne sont pas contents de lui et qu’un jour il sera jugé. Il
défend pied à pied sa guerre. Le ministre
de la défense a évoqué les palestiniens de Gaza, d’ « animaux humains». Je ne sais
pas qui est président d’Israël, je ne sais quels sont ses pouvoirs et s’il peut
arrêter ça. Je me demande ce qu’il pense de ce carnage. Il y a eu le sept
octobre et ses mille deux cents morts, les deux cent cinquante otages - une
catastrophe innommable- et maintenant la riposte avec 30 000 morts chez les
gazaouis dont sans doute, une proportion considérable d’enfants. Dix pour cent
des morts sont ils des enfants ? Ou bien plutôt trente ou quarante pour
cent, on n’ose faire des calculs. Qui osera maintenant mesurer le poids et le
prix d’un seul enfant de Gaza assassiné ? Dans un livre récent, on compte
onze mille quatre cent cinquante huit enfants juifs envoyés de France vers les
camps de la mort entre 1942 et 1944[2].Il a
fallu quelques mois à Gaza pour atteindre ce chiffre. Que peut penser un
éducateur qui a consacré sa profession et d’une certaine façon sa vie à
accompagner les enfants de tous âges, les personnes handicapées de toutes
conditions et leur famille, qui a consacré quasiment tous ses écrits à cette
question ?
Au jour où j’ai entrepris cet article, fin février 2024, le même chef de
guerre qui parle à la télévision se dit scandalisé que l’Afrique du Sud
introduise une procédure au CPI (Cour Pénale Internationale) contre Israël pour
entreprise ou danger de génocide[3] et
la réaction n’a pas manqué : une attaque directe vers l’UNRWA, émettant
des doutes sur son action, sa connivence possible-et non prouvée- avec le Hamas,
organisation terroriste.
*
Essayant de considérer la chose, j’ai relu plusieurs fois un article de
Dominique Eddée dont je ne connaissais pas l’existence en tant qu’auteure et
qui m’a durablement impressionné. Son titre sans nuances :« Qui peut penser que les israéliens vivront
en paix après que l’irréparable ait été commis ? »[4] Dans
ce texte du 29 décembre 2023, on peut lire :
Cité
par Le Monde, le journal Israël Hayom rapporte l’objectif du premier ministre, Benyamin
Netanyahou, tel que transmis à son conseiller Rom Dermer : « réduire
la population de Gaza à son niveau le plus bas possible ».Peut-on être
plus clair ? Par centaine de milliers les gazaouis du Nord ont été sommés
de se réfugier au Sud. Ils sont maintenant invités à s’entasser à la porte de
chez eux : à Rafah. Quelle est la prochaine étape ?
Cela m’a donné l’envie
de lire, signée de la même Dominique Eddé, une biographie d’Edward Saïd. Je me
suis procuré Edward Saïd,
roman de sa pensée[5].
Un livre étonnant, fait d’une succession d’aperçus sur la personne de ce
professeur de littérature anglaise et comparée à l’université de Columbia (New
York), maîtrisant parfaitement la langue D’Harvard, né à Jérusalem (1935, avant
le « partage »), palestinien autant qu’américain, écrivain, musicien
de haut vol, auteur de très grand livres dont l’un qui fit de lui immédiatement
un chercheur reconnu, partout invité : L’Orientalisme,
l’Orient créé par l’occident.[6]
Il n’est pas facile par les temps qui courent d’être palestinien (en même
temps qu’américain !). Férue de littérature, lectrice de Freud et de
Lacan, rompue à la question du transfert, Dominique Eddée a quelquefois recours
à la psychanalyse. Avec beaucoup de justesse elle ose aborder son engagement
intime et personnel auprès d’un homme si attachant, connu, fréquenté, admiré et
aimé. Voyage avec lui dans le monde des idées, mais aussi rencontre de deux
grands esprits de notre temps. Le titre roman
est bien trouvé. Tout est vrai dans ce livre. Editrice, elle a cette chance de
pouvoir traiter directement avec un Jean Genet ou un Cioran, ayant défendu les ouvrages de Saïd et leur
traduction. Libanaise, elle bénéficie d’une position intermédiaire entre
l’occident et la culture arabe qu’elle connaît bien, jusqu’à ridiculiser
certains philosophes médiatiques qui se mêlent d’évoquer la sharia’a, ou le jihad [7]. Le
« roman » est l’occasion de suivre Saïd dans ses passions et ses
engouements, ses volte-face ou ses espérances. Cheminement d’un chercheur
insatiable dans sa volonté de comprendre le monde en train de se faire et se
défaire, ne cessant de se situer dans
des entre-deux inconfortables. Comme si chez lui, le Saïd luttait contre
l’Edward nous dit Dominique Eddé. Cette dernière fréquente avec lui les
littératures du monde, la littérature anglo-saxonne bien sûr, beaucoup de
grands esprits de son temps parmi lesquels Gilles Deleuze, Michel Foucault,
Jacques Derrida, Théodore Adorno, musicien comme lui, Marcel Proust dont il ne
cesse d’admirer avec Saïd le sens du
détail sa façon de renouer sans cesse avec un passé toujours vivant.
À partir de la situation paradoxale de la Palestine, la vie d’Edward Saïd
ne cesse de renvoyer à une réflexion basique sur toutes formes de
colonialismes. Au cœur du conflit, on trouve le lieu de l’irrationnel par
excellence, Jérusalem. « Tant que les grandes puissances reculeront devant
Israël sur cette question il se trouvera à l’intérieur et à l’extérieur du
territoire des milliers sinon des millions de gens prêts à se faire tuer avec
d’autres pour ce qui est à leurs yeux un lieu saint. »(p.186). « il
sait, nous dit l’auteure, comme le savait Fanon et pas toujours Sartre ni Camus,
que l’impunité d’Israël, soutenue par l’Occident à dominante chrétienne,
pourrait accoucher à terme d’une revanche aveugle, indomptable, incommensurable
(p.130). Le comportement des belligérants est observé analysé et jugé par le
monde entier.
Au milieu de tant de relations intellectuelles on notera la magnifique
rencontre avec le chef d’orchestre Daniel Barenboïm et l’amitié qui a suivi, un
véritable coup de foudre. Occasion pour Dominique Eddée d’évoquer Saïd
pianiste, Saïd mélomane fasciné par Glenn Gould, la vie de reclus de cet interprète
fantastique de Bach. Occasion de pages
sublimes sur la littérature et la musique. L’auteure dira : « Daniel
est juif, argentin, israélien, allemand et devient même palestinien en 2008.Il
est citoyen du monde, il est le contraire d’une victime et il le sait. Edward
né protestant, a deux identités en conflits, il est palestinien et
américain » (p.199).A eux deux, ces personnalité exceptionnelles
contiennent toutes les contradictions de la guerre sans fin entre Israël et la
Palestine. De cette rencontre naitra le Diwan
orchestra et l’académise Baremboin –
Saïd, un orchestre composée pour moitié de jeunes musiciens palestiniens et
de jeunes musiciens israéliens. Ils travailleront ensemble et présenterons à
Weimar, en aout 1999 la septième symphonie de Beethoven, le concerto pour
violoncelle de Schuman, et deux concertos de Mozart. Là aussi, cet orchestre
unique au monde sera l’occasion de situations inouïes comme la visite en commun
du camp de Buchenwald. Cent façons de regarder en face la question de la Shoah…
Dans un entretien donné le lendemain après la mort de Saïd (25 septembre 2003),
Barenboïm dira encore : « Les gouvernements D’Israël, au mépris de
toute l’éthique du judaïsme, sont en train de persécuter une minorité. Nous qui
avons été minoritaires pendant deux
mille ans sommes aujourd’hui en train
d’opprimer un peuple, une autre minorité. Il est temps d’en prendre
conscience » (pp.195-196) .
La philosophe Simone Weil (1909-1943) disait que le colonialisme
« est une paix qui diffère de la guerre uniquement par le fait que l’un
des camps est privé d’armes. »[8] Saïd
pense précisément que c’est l’état de guerre qui soutient la cohésion d’Israël.
Pour lui, il est déjà trop tard pour envisager une solution à deux états
brandie par l’Occident et les Etats-Unis comme seule réponse raisonnable,
« ayant adopté cette idée impossible comme solution de repli justifiant
leur passivité »(pp.183-184).Dominique Eddée se demande même si la maladie
de Saïd, la leucémie contre laquelle il se battra pendant dix ans et qui, vers
la fin ne cessa de l’affaiblir, ne fut pas consécutive à l’impossible
contradiction vécue de deux peuples et de deux cultures qui ne demandaient en
lui qu’à coexister. Comment ne pas songer à la même maladie qui emportât Franz
Fanon à trente six ans, auteur et frère de pensée que Saïd connaissait par cœur.
Marco Bellocio, auteur
du film L’enlèvement[9] déclare
à ce sujet :
« Les martyres de l’islam me font penser
à la chrétienté, sur lequel s’est fondé le Catholicisme. […] les martyres, nous
disaient-on, prêchaient l’amour. Ceux de l’islam sont des combattants Ils
luttent en l’occurrence pour la libération de la Palestine.[…]Tant qu’il y aura
des martyres hommes en femmes, prêts à mourir , la paix sera impossible.
Seul, un retrait altruiste et sans contrepartie d’un des deux belligérants pourrait la faire
advenir. Que je sache, dans l’Histoire, cela n’a jamais été observé [ …]seul,
un pas en arrière, unilatéral d’un des deux camps pourrait changer la donne. Et
seul, celui qui est militairement le plus fort, en dépit des morts et des
massacres, en est capable. Anéantir cela veut dire repartir à zéro .La haine
est insurmontable ? Alors, il faudra hélas, attendre des siècles. »
*
En
conclusion, on se demande comment les protagonistes de cette guerre pourraient repartir
à zéro … La question du commencement et de l’origine, Edward Saïd se l’est
posé souvent, lui qui, retournant dans la
Palestine de son enfance (devenu Israël), recherchât la maison où il était né,
cinquante ans après : « Il fut alors confronté non pas à une famille
juive mais celle-ci était occupée par un
groupe de fondamentalistes chrétien d’extrême droite, un groupe de militant pro
sionistes » (p.189)…il ne demanda pas à la visiter.
Les propos du réalisateur Bellochio rappellent curieusement la fameuse
question développée par Rabi Isaac Louria[10] . Selon les kabbalistes, la contraction
de la lumière divine serait à l’origine de la possibilité même du monde, le
premier temps de la création, le retrait, par autolimitation[11]: tsimtsoum.
A croire qu’une telle solution dans les temps présents appartient aux dieux.
Pour cela, il faudrait qu’un nouveau Mandela puisse surgir du chaos. Le
paradoxe serait de le voir brandir face à Israël cette ingénieuse lecture de la
création du monde. La mystique hébraïque comme arme de négociation.
[1] Courrier International, Gaza, L’effacement d’un peuple, N° 1731,4-10 janvier 2024
[2] Chiffre donné par Bastien François dans son
livre : Retrouver Estelle
Moufflarge, Gallimard, 2023.
[3] Une procédure a été déposée le 29 décembre 2023
devant la CIJ (Cour internationale de justice) contre Israël concernant des
violations présumées par ce dernier de ses
obligations en vertu de la convention pour la prévention et la répression du
crime de génocide à l’égard des Palestiniens sur la bande de Gaza. Le
verdict est tombé Le 26 janvier. La dénonciation par Israël de la complicité
d’agents de L’UNARWA (dépendant de l’ONU) avec le Hamas est intervenue immédiatement
et à sa suite. Pour l’instant les résultats de l’enquête que devaient mener les
services secrets d’Israël à ce sujet ne sont pas connus ; 16 pays viennent
pourtant de suspendre leur financement.
[4] Dominique Eddée, Le Monde, Vendredi 29 décembre 2023.
[5] Dominique Eddé, Edward Said, roman de sa pensée, La Fabrique, 2017.
[6] L’Orientalisme,
L’Orient créé par l’Occident, Sorti
en 1978, éditions du Seuil 1980 pour la
traduction française.
[7] Remarque
notamment sur la lecture fantaisiste de l’intellectuel Alain Finkielkraut
lorsqu’il parle du jihad, « obligation léguée par
Mahomet à tous les musulmans » p. 135
[8] Simone Weil, Œuvres, Quarto Gallimard, p.420.
[9] Le film L’enlèvement (2023) de Marco Bellochio montre le rapt,
puis la conversion forcée par les soldats du pape Pie IX, d’un enfant juif dans
un temps de mélange entre le pouvoir civil et le pouvoir religieux. Interview
Le Monde, 3 novembre 2023.
[10] Marc Alain Ouaknin,
Tsimtsoum, Introduction à la méditation hébraïque, 1992, Albin Michel.
[11] La philosophe Simone Weil qui était loin d’être
experte en judaïsme semblait avoir intégré une notion voisine à partir de ce
que les chrétiens appellent la kenose,
cette façon de se libérer de tout pouvoir et de tout désir pour rendre la place
à un Dieu possible.
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