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Quelques réflexions sur le projet de redémarrage du séminaire coopératif de La Gardiole par Jean- François Gomez


Quelques réflexions sur le projet de redémarrage du séminaire coopératif de
La Gardiole
par Jean François Gomez

Il n’existe pas à notre connaissance de texte rappelant cette belle expérience des rencontres cévenoles de La Gardiole, créées et mises en place par les amis du réseau de la revue Cultures & Sociétés.
La revue elle-même n’a rien publié sur le sujet même si elle a toujours annoncé les activités du séminaire dans ses pages. Aussi, nous voudrions revenir sur quelques moments forts de cette expérience et par là, dire pourquoi il me semble utile de s’aventurer dans une reprise dès l’année 2018.
I
Dans un premier temps, nous dirons qu’il y eut l’idée de mettre en contact, dès le démarrage de la revue (2007) le réseau de lecteurs, abonnés et rédacteurs. Celle-ci produisit une première rencontre à La Gardiole, aux portes des Cévennes. Nous nous retrouvâmes dans ce lieu pour parler de la revue peu après sa création. Un lieu magique par sa tranquillité et sa beauté, près de la petite ville moyenâgeuse de Sauve et sa fameuse « mer des Rochers ».Ce lieu avait une histoire : ancienne colonie agricole pour enfants et aujourd’hui maison d’une communauté de montfortains[1]venus là se reposer de leur engagement missionnaire aux quatre coins du monde. À quelques encablures, Fernand Deligny y vécut avec des enfants autistes.
Plus tard, Michel Hugli eut l’idée de demander ma collaboration pour la mise en place d’un stage de formation autour de la pensée de ce même Deligny dont les écrits ont marqué maints éducateurs. Une quinzaine d’éducateurs majoritairement suisses participèrent à l’évènement. Le lieu se prêtait parfaitement à untel projet et nous eûmes la chance de recevoir Jacques Lin le compagnon de Deligny qui avait pris sa suite. Ce fut une belle expérience. Le stage avait été considéré comme un carrefour en même temps que laboratoire d’idées.
Nous eûmes alors l’idée de la reproduire dans sa forme et dans son esprit, dansle cadre d’un séminaire coopératif qui serait ouvert au réseau de la revue et non plus aux Suisses seulement. La revue en fit la publicité.
Je reprendrai un extrait de lettre envoyé par Michel Hugli pour préciser l’état d’esprit de ce séminaire : « ce séminaire coopératif, dit-il, devrait favoriser les échanges et les regards décalés sur la thématique définie, dans un lieu propice à la fois à la discussion et au ressourcement. Les participants seront invités à un partage à partir de leurs expériences personnelles à une transmission des savoir et un questionnement. Des lors, comme lors des précédentes rencontres à La Gardiole, il faut considérer que des personnes d’horizons multiples, social, éducatif, artistique ou autres se sentent invités . »
On ne peut mieux dire. Concrètement, il s’agissait de permettre à chacun, tour à tour, de s’exprimer sur un sujet qui lui tenait à cœur devant un auditoire bienveillant, dans unesprit de mise en commun, sans recherche d’un quelconque résultat. Toutes les questions étaient acceptées à partir d’une thématique générale, toujours très ouverte, laquelle aidait bien souvent à faire le lien entre chaque intervention.

II
Fernand Deligny, lorsqu’il parlait de méthode disait : « il ne s’agit pas de méthode, je n’en ai jamais eu. Il s’agit à un moment donné, dans des lieux très réel, dans une conjoncture on ne peut plus concrète, de position à tenir».Je pense que c’est dans ce sens que nous avons travaillé.
Chacun, dans notre séminaire coopératif, était en position de volontaire. Aucun responsable, on l’a bien compris, n’était désigné, si ce n’est pour les fonctions de coordination et de facilitation dans le groupe, le collectif étant consulté pour toutproblème d’organisation. Comme dans l’expérience déclinée par Jacques Rancière, le Maître ignorant, il n’y avait aucun enseignement palpable ni disciplinaire hors celui qui était apporté par chacun. Nul formateur n’occupait une « place d’exception »[2].
Nous pensons par exemple à ce fameux jour où Remi Hess, professeur à l’université de Vincennes/Saint Denis et membre du conseil scientifique de la revue,vint avec deux de ses étudiantes nous rendre visite, venu fêter avec nous l’anniversaire d’undemi-siècle de son activité de diariste, nous apportant en cadeau la totalité des journaux qu’il avait rédigés jusque là. Je revois l’énorme tas de cahiers et de carnets de toutes sortes déposés sur les tables, un tas considérable ! Je pris au hasard dans quelques cahiers des bribes del’histoire de Vincennes et de l’enseignement de l’étrange Georges Lapassade que j’avais rencontré à Paris, commebien d’autres, dans les années soixante et dix et j’en fus très ému.
Il y eut beaucoup de moments exceptionnels.Je crois que chacun des participants de cette expérience se souvient d’épisodes de ce genre. Je citerai encore : les travaux avec Michèle Reverbel sur l’illettrisme et les exercices d’écriture à la plume sergent major ; le récit d’expérience del’avocat Joël Dombre pour défendre avec les écologistes la vallée des camisards où l’état français voulait construire un barrage, jusqu’au bureau du premier ministre; ce pasteur venu nous raconter dans les détails, comme un bon conteur cévenol qu’il était, le déroulement de la guerre des camisards qui se révoltèrent pendant deux ans contre le Roi le plus puissant du monde ; les souvenirs personnels et les réflexions de Bernard Montaclair sur ses relations avec Célestin Freinet.
Souvent l’après-midi, nous allions marcher dans les rocailles du village de Sauve, un bel ensemble médiéval. Lorsque lepanorama au dessus du village en pente demandait un temps de méditation et de repos, tous s’asseyaient dans ce lieu inoubliable. L’un de nous sortait un texte de sa poche, souvent un poème. Par chance, nous avons toujours eu parmi nous quelques acteurs, artistes ou comédiens, et personne parmi nous n’était indifférent à la poésie. La présence de l’écrivain Jacques Roman, lecteur exceptionnelet de quelques autres, y fut pour quelque chose.

III
Pour ma part, la pensée de Paulo Freire m’a sûrement animé dans l’abord de cette expérience, sans que j’eusse besoin d’y faire référence.Le grand pédagogue brésilien, auteur de la Pédagogie des opprimés,défend l’idée de « conscientisation » comme le docteur Tosquelles, inspirateur du courant de désaliénisme psychiatrique en France, lequel parlait de l’institution comme une « école de la liberté ». Freire, à son tour, dans son option libertaire,dit qu’il faut construire en toutes circonstances une pensée dialogique plutôt que polémique.
Mes expériences de formateur me l’ont souvent montré, chacun d’entre nous, chercheur ou simple honnête homme, a rarement l’occasion d’exposer les idées auxquelles il tient (et qui le tiennent !), en allant jusqu’au bout de son propos. Cette question du « jusqu’au bout » est importante. Notre vie est faite de récits inachevés ou manqués. Dans ce sens, le travail de revue dans toutes ses composantes, par la mise en commun qu’il rend nécessaire, est très politique. Le travail de séminaire comme nous l’avions conçu l’est aussi, et sans doute, l’un se nourrit de l’autre. Par la seule confrontation des idées et les efforts de mise en forme, chacun peut cultiver son patrimoine intellectuel et même sa démarche de conscientisation, découvrir ses contradictions.
Personnellement, le mot de Paulo Freire me plaît davantage que celui à la mode de « développement personnel », trop utilisé. Car la conscientisation mène aux autres à travers les situations qu’elle analyse, mais le développement personnel ne mène qu’à soi-même et à ses propres commodités.
Pourtant, dans ce séminaire nous n’avons jamais nié l’importance du dissensus dans le travail de groupe. Notre voie d’accès, pour un travail constructif, fut de privilégier l’échange et le débat. Il s’agissait surtout de permettre à chacun d’exprimer ses point de vues, ses passions, ses expériences, dans la forme qu’il lui convenait en faisant un effort d’élucidation.
De fait, seules sont importantes ce que le grand sociologue Yvan Illich appelait les « controverses de haut niveau », les plus intéressantes, celles qui méritent la dispute, et qui demandent du temps et une certaine qualité d’attention.
IV
Mais revenons à la revue Cultures & Sociétés qui occupa chacun de nous, à des titres divers, pendant une dizaine d’années. Celle-ci fut plus qu’une revue, ce fut un réseau qui permit de créer des liens, favoriser des rencontres. Il est bien difficile de dire aujourd’hui ce que l’existence de ce dernier dans l’évolution personnelle de chacun mais aussi dans le domaine plus général des idées. Pourtant, plus que jamais, nous sommes persuadés qu’il est indispensable aujourd’hui de maintenir ou créer ces espaces d’échanges et de rencontre,des lieux où la pensée reste possible, où elle puisse naître et s’épanouir. Oui, recommencer encore et toujours.
Cela peut dès aujourd’hui, en tous cas, se présenter comme un nouveau séminaire qui profitera de l’expérience du premier. J’ose espérer que chacun, prenant le temps de la méditation trois jours au moins dans l’année, dans un temps (presque) arrêté, pourra se donner le temps de vivre et penser un nouveau monde.
Rêvons un peu : à travers cette reprise de nos échanges, tout cela pourrait mener un jour à l’invention d’une autre revue, un nouveau projet. En profitant, bien sûr, des expériences passées.
Jean-François Gomez


Le10 septembre 2017
A la suite du groupe qui s’est réuni
à Aigues-Mortes
du11au 13 juin 2017
avec

Michel Brioul,
Michel Hugli,
Patrick Macquaire



[1]Les prêtres et frères montfortains sont engagés dans les cinq parties du monde. Ils ont trouvé à la Gardiole leur maison de retraite, qui est en même temps un lieu d’accueil pour tous, aux portes des Cévennes.L’utilisationde ce lieu pour réfléchir et gérer des rencontres n’empêche aucunement nos principes de laïcité.
[2] Voir à ce propos mon article : Jean-François Gomez : De quelques malentendus sur la place d’exception,Lectures des questions de pouvoir et d’autorité, revue VST, 2010, N° 107.

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